Au premier coup d’œil, les créatures qui peuplent le monde de l’artiste Sabrina Gruss pourraient ressembler à d’inquiétantes sculptures. Une grimace, une posture, un geste qui nous tireraient vers l’étrange, une danse macabre nous entrainant vers un univers funeste, sombre, où la mort semble reine. Car les personnages de Sabrina Gruss sont fabriqués à partir d’ossements animaux ou de minuscules momies. Des animaux morts qu’elle ramasse dans les chemins creux, pris au piège dans des collets ou écrasés par des voitures. Petits défunts que Sabrina Gruss enterre parfois dans son jardin, comme ce héron cendré trouvé dans les sous-bois ou ce renard découvert tout ensanglanté ; avec l’idée de réparation et de paix enfin retrouvée. Dans son jardin, à côté de son cimetière, on peut apercevoir de grandes cloches. En dessous, gisent d’autres dépouilles qui chacune à leur rythme, se décomposent lentement, jusqu’à ce que de ce mélange d’humus, de chair, de poil et de pourriture apparaisse un squelette. L’os, une belle et puissante matière avec laquelle Sabrina Gruss aime travailler.

Son atelier ressemble à un musée d’histoire naturelle où tout ce qu’elle glane est ensuite rangé. Les crânes d’un côté, les fémurs de l’autre, les vertèbres entre elles, les dents classées par ordre de taille, quand l’infiniment petit est conservé dans des boites transparentes disposées sur des étagères. Chacune a sa place, contenant frêles membres de rongeurs, becs d’oiseaux ou ces pattes de taupes pour lesquelles Sabrina Gruss a une véritable affection, tant leurs articulations font songer à des mains humaines miniatures. Des os qu’elle ajustera entre eux, greffera à d’autres squelettes ou qu’elle complètera avec ses propres modelages en argile afin de composer une créature unique.

Dans l’atelier de Sabrina Gruss, ces êtres hybrides ont une présence forte, leurs visages parfois souriants, parfois grinçants, semblent vous observer du coin de l’œil et forment une ribambelle tragicomique, où l’on croise par exemple l’Enfant rat, Méduzine dont la jupe fourmille de serpents ou trois vieilles danseuses décharnées qui frétillent encore de désir. Sur les étagères, de petits animaux séchés, momies naturelles dont la mort a figé le dernier élan dans des postures étranges, comme cette musaraigne parfaitement conservée, trouvée la gueule grande ouverte : «  Quand je l’ai vue, j’ai eu l’impression qu’elle était en colère, qu’elle tenait un discours de revendication. C’est sa position, l’expression du mouvement qui m’a raconté son histoire. J’ai choisi de la déposer dans la main d’un grand rat qui la porte et la met en avant pour lui permettre de crier ce qu’elle a à dire ! » Les récits que portent ces personnages, évoquent la nature indomptée, le monde fabuleux des animaux, des contes effrayants et fascinants. On peut aussi y déceler, comme de lointains échos, l’enfance de Sabrina Gruss, son long séjour forcé à la campagne qui l’a tenue éloignée de ses parents, la maladie de son frère dont la jambe plusieurs fois opérée, était aussi maigre qu’osseuse, l’Histoire, celle de sa mère liée les camps de concentration et à la vision des charniers humains. Même si rien de ce passé n’est explicitement montré dans ses créations.

Car à y regarder d’encore plus près, loin d’être morbides, les êtres de Sabrina Gruss semblent détenir un secret qui pourrait rendre la réalité plus douce. Tout aussi à l’aise dans le monde des ténèbres que dans celui des vivants, ces défunts animés, cadavres exquis, ou poupées des sous-bois comme elle aime les nommer, sont des figures consolatrices. Ils nous consolent de la perte, des deuils et de l’irrémédiable. C’est d’ailleurs ce qui a poussé un jour de vernissage, une inconnue, grande et belle femme aux gants pourpres à offrir à Sabrina Gruss son pouce, tranché dans un accident, afin qu’elle en fasse une œuvre. Un legs qui aura apporté une forme d’apaisement à cette femme, danseuse de profession. Car Sabrina Gruss est dépositaire de trésors, trouvés ou confiés : animaux morts qu’on lui apporte de temps en temps et qui furent tendrement aimés par leurs maîtres, anciennes photos sur plaques de verre, objets ayant subi l’érosion du temps ou de la mer, et qui tous, retrouvent une place et leur âme dans cet atelier. Tant de mémoires conservées à qui Sabrina Gruss insuffle une seconde vie.